dimanche 9 décembre 2018

Snake Plissken, William Gibson, et un planeur

"You flew the Gullfire over Leningrad, didn’t you?" ; une phrase au milieu du dialogue entre le hors-la-loi Snake Plissken et le Commandant de Police Bob Hauk dans le New York 1997 (Escape From New York, 1981) de John Carpenter. Une phrase en apparence anodine, de celles que les anglophones appellent "cligne des yeux et tu la rates" à propos d'un évènement sur lequel aucune exposition ou explication n'est donnée. C'est du bruit de fond, de la contextualisation, une justification. Mais allez savoir pourquoi, alors que je regardais le film pour la 108ème fois, dans sa jolie version remasterisée 4K flambant neuve (sortie le 26 novembre), elle m'a frappée.


Je ne suis pas le seul, d'ailleurs.
William Gibson, tout particulièrement, avait noté la ligne. Et elle jouera un rôle tout particulier dans l'écriture de Neuromancien quelques années plus tard.

Mike McQuay aussi avait apprécié la référence. Dans sa novelisation (inédite en France) du film, étonnement différente du classique de Carpenter et basée sur un script plus ancien, il s'attarde sur de nombreux éléments simplement brossés en fond ; dont, donc, celui-ci.
En quelques lignes, il expose comment Snake a perdu son oeil lors de la Troisième Guerre Mondiale, pendant la Bataille de Leningrad. Membre d'un commando d'élite, sa mission était de piloter un engin furtif afin d'infiltrer la ville dans une mission-suicide (nommée "The Leningrade Ruse") officiellement destinée à la capture d'un agent double mais officieusement destinée à échouer pour jeter le-dit espion, en fait un faux agent, dans les bras des russes pour leur refiler de fausses informations. Dans un drôle de retournement, la mission échoua, comme prévu mais également comme pas prévu, les services secrets russes anticipant la ruse. Son oeil, Plissken le perdra, brûlé lorsque son unité sera attaquée au gaz, après qu'un des verres de son masque ait craqué.
Dans le film, cette quantité de trame de fond n'est d'aucune utilité. La réplique sert à introduire, cinq minutes avant son apparition, le planeur qu'utilisera Snake pour entrer discrètement dans la ville-prison, le même qu'à Leningrad, qu'il est donc qualifié pour piloter - et à raison, tant l'opération s'avérera périlleuse, "l'expert" manquant de peu de s'envoyer lui-même du haut du World Trade Center.

Et donc, William Gibson...

Gibson finira d'écrire Neuromancien trois ans après la sortie de New York 1997, en 1984, et que trouve-t-on dans la "Bible du cyberpunk" ?
Le personnage d'Armitage, alias Willis Corto, ex-membre d'une unité d'élite qu'on envoya en planeur, loin en territoire russe, pendant la Troisième Guerre Mondiale, pour (cette fois ça change) détruire un puissant ordinateur ennemi. Bien entendu, ils furent abattus et pourchassés, et un Corto plein de ressource finira par s'échapper au travers de la lourdement gardée frontière finlandaise... Dans la région Nord-Ouest de la Mère Patrie, donc, pas trop loin de la localisation de Leningrad (l'actuelle Saint Petersbourg).

Familier ? Attendez, il y a mieux.

Dans le jeu de rôle Shadowrun, paru en 1989 et lourdement influencé par les travaux de Gibson, les évènements qui mèneront au 2053 du jeu incluent une constellation de plusieurs décennies de combats, les Euro-Wars, ravageant le centre et l'est du continent, notamment l'Allemagne, la Pologne et la Russie. Le conflit sera terminée de manière quelque peu abrupte et expéditive, lorsqu'une nuit des radars suédois détecteront ce qui ressemble à des bombardiers britanniques, qui s'en iront détruire tous (ou presque) les postes de commandes de toutes les factions belliqueuses pendant qu'une batterie d'assassins s'occuperont des généraux et du haut-commandement dans l'acte de justice terroriste le mieux planifié de l'Histoire, forçant tout de beau monde à l'armistice.
Et quoiqu'on ne trouve pour le coup pas de mention des héros concernés (nous sommes dans une épaisse couche de contexte d'un jeu au multiples couches de contexte), on aura toutefois du mal à ne pas naturellement relier les points.

Bien évidemment, aucune source ne lie directement ces actes fictifs et l'inspiration de leurs auteurs à la réplique du film de Carpenter et ce planeur au nom décidément bien cool, mais, comme Gibson le dira lui-même :

“I was intrigued by the exchange in one of the opening scenes where the Warden says to Snake ‘You flew the Gullfire over Leningrad, didn’t you?’ It turns out to be just a throwaway line, but for a moment it worked like the best SF where a casual reference can imply a lot.”


Et le jeu des références de faire le travail...

jeudi 6 septembre 2018

La vraie Dame du Lac ?

Jennifer R. Povey, auteure de fantasy dont le nom dira peut-être quelque chose aux rôlistes (on lui doit quelques suppléments de jeux pour des boites aussi diverses qu'Avalon, Dark Naga ou Fat Goblin), s'est posé une drôle de question.
Et si la Dame du Lac des légendes arthuriennes n'était pas tout à fait celle qu'on croit ?

A l'origine, je voulais juste coller une image de son post original (lisible -en anglais- sur son Tumblr), et puis j'ai commencé à chercher plein de choses autour... Du coup, je vous en offre une traduction (légèrement) annotée.


"Excalibur.
Dans la légende, Excalibur vient d'un lac (quoique certaines versions fassent d'Excalibur "l'Epée dans la Pierre", ce sont des interprétation tardives - l'épée qu'Arthur sort du rocher casse et il part en quête d'une meilleure arme).
De "La Dame du Lac".

Seulement voila.
En Europe du nord, de l'âge de fer jusqu'au début de la période médiévale, la majorité du fer provenait des marais. Il était difficile à fondre, puisqu'un minerai de qualité médiocre, mais vous n'aviez pas besoin de miner pour le trouver et c'était une ressource renouvelable (vous pouviez retrouver en chercher une vingtaine d'année plus tard, la couche d'alluvions s'était reformée).
Ce qui veut dire que le fer servant à forger une épée venait... de l'eau.

Dans la plupart des contes, les fées n'apprécient pas le fer (1). La vision de la Dame comme d'une fée ou un elfe parait donc peu probable.
Comme un druide ? Peut-être. (2)
Mais il apparaît bien plus plausible que la Dame du Lac fut un forgeron.
Mais... Mais...
La divinité celtique des arts de la forge était Brigid (3), une déesse. L'association mystique avec la Dame fonctionnerait alors si elle était une prêtresse de Brigid... et donc, une forgeronne.

En d'autres termes, amis arthuriens, peut-être que nous ne devrions pas imaginer la Dame du Lac comme une svelte et gracieuse femme en toge...
...mais comme une forgeronne barraquée en tablier."


(1) Le fer étant traditionnellement associé à la capacité de contrer la magie, une constante qu'on retrouve dans de nombreux récits de fantasy des origines, notamment chez Poul Anderson. La légende viendrait des incursions celtes -partis d'Autriche et armés de fer- dans le sud des îles britanniques aux alentours du VIIIème siècle avant JC, mais on retrouve des faiblesses similaires chez les djinns moyen-orientaux, rendant sa localisation historique plus que disputée. Notez également que si le fer est mortel, pas l'acier, car ainsi transformé il perdrait son caractère "naturel" et donc son "pouvoir".
(2) Quoique peu vraisemblable, la tradition druidique étant patriarcale. Son rôle n'était pas tant celui de "
l'Enchanteur" arthurien que de conseiller politique et militaire royal, responsable du culte et de la transmission de l'Histoire. On leur attribuait certes de grands pouvoirs (magiques, évidemment), mais la composante "sorcellerie" serait une déformation romaine puis chrétienne - d'où la prévalence de Merlin dans la Matière de Bretagne, agglomérat de récits médiévaux.
(3) Brigit ou Brigantia ou plein d'autres selon les traductions (Povey utilise le très américain "Bridget" dans son post), elle est également la déesse de la fertilité, de la médecine et de la poésie - et c'est un [g], pas un [ʒ].

lundi 3 septembre 2018

Les Lettres de mon vulcain

Non, il n'y aura pas d'article pour ce mois de septembre. Pas eu le temps. On comptera celui du Pre-Tolkien Challenge comme une sortie à l'avance.
Néanmoins, parce que je n'écris pas que sur le pulp (et aussi parce que je suis très fier de mon jeu de mot), je profite du creux et de l'occasion pour vous rediriger, lecteurs curieux, vers une toute nouvelle tribune qu'on m'a offerte sur Shmup'em all, un site comme son nom l'indique dédié au rites culinaires chez les Papous entre 1632 et 1845.

vendredi 17 août 2018

The Pre-Tolkien Fantasy Challenge

Having originated from an english thread of blog posts, the present article is also avalaible in english.

Le 10 août, Alexandru Constantin, sur son augustement nommé Barbarian Book Club, a eu la drôle d'idée de lancer le Pre-Tolkien Challenge au milieu de l'informelle communauté de lecteurs-blogueurs du net à slip de fourrure. Et ça a fusé... J'ai découvert l'existence de cette opération sur le blog de Fletcher Vredenburgh, un des auteurs de Black Gate, lui-même l'ayant appris par le biais de celui de Keith West, un des auteurs d'Amazing Stories... Comme une communauté de lecteurs-blogueurs ça cherche toujours une raison pour lire et écrire un truc ou deux, et que la fantasy pré-Tolkien et tout le pulp qui va avec c'est complètement mon rayon, j'ai plongé. (Avec un poil de hasard, je suis même le premier non-anglophone à poster à ce propos.)

Mais donc, ce Pre-Tolkien Challenge, comment ça marche ?
Tout d'abord, le nom entier est "Pre-Tolkien Short Story Challenge". Ensuite, tout simplement, l'idée est de sélectionner trois récits (de fantasy, bien entendu) publiés avant la sortie initiale du Seigneur des Anneaux en 1954, et de proposer un petit compte-rendu sur la chose en s'appuyant sur les rapports (ou absences de) pouvant être faits avec l'oeuvre du papa de Gollum, sans oublier d'abondamment citer les sources chez lesquelles ont peut lire les textes en question.
Et bien évidemment, de partager le challenge ; ainsi, blogueurs de tous bords,  je vous encourage vivement à prendre la balle au rebond et, vous aussi, à partager trois récits courts d'avant Jean-Renaud-Réuel le Téméraire.


C'est d'autant plus rigolo à faire que ma base en fantasy c'est quand même Beowulf, et j'ai déjà expliqué comme Le Hobbit c'est Beowulf. En fait, je suis carrément dans le cas inverse de l'idée du challenge, qui est pensé pour présenter quelques oeuvre de la jeune fantasy d'avant 1954 à un lecteur circonspect ; moi, je ne m'intéresse très précisément pas ou presque pas à ce qui est paru après 1954. Tolkien, c'est la haute fantasy, mais avant ça, y a plein de trucs, et pas seulement des romans médiévaux et des contes de fées. Des romans comme Gulliver, par exemple, s'inscrivent parfaitement dans ce que deviendra ce courant - à ceci près qu'on induit dans le terme fantasy la notion d'un monde ancien totalement différent de nos sociétés modernes, et le héros de Jonathan Swift lui est pleinement contemporain (selon cette logique, Homère et Shakespeare écriraient eux-aussi de la fantasy).
Mais même sans remonter aussi loin, la fantasy "moderne" n'a pas attendu Frodo et ses potes. Elle date(rait) sensiblement de la fin du XIXème siècle, sous l'impulsion de vieux britons comme George McDonald, Lord Dunsany ou William Morris (voire Walter Scott, et n'oublions pas non plus les explorateurs d'Henry Rider Haggard). Au début du XXème, des bouquins comme Peter Pan ou Le Magicien d'Oz popularisent ces récits médiévaux-fantastiques auprès du jeune public ; la sword & sorcery de Conan et de Fritz Leiber, ce n'est qu'un tout petit bout du panel de récits à disposition des lecteurs. Citons aussi T.H. White, dont Disney adaptera son Merlin l'enchanteur, et dans le genre sword & planet cher à Edgar Rice Burroughs, on pourra aller chercher du côté de Leigh Bracket et Otis Kline.
Or donc, tout ça c'est bien gentil, mais mes trois histoires ?
Je les ai choisies en fonction de divergences particulières avec l'oeuvre de Tolkien, qu'il s'agisse du point d'entrée du récit, de son univers même ou de méthodes de travail différentes - j'ose en ça espérer proposer un éventail assez large et surtout aux dissemblances assez facilement identifiables pour ne pas avoir besoin de trop approfondir et de plutôt vous donner envie de lire.
Maintenant, le mot important du challenge étant "short stories", vers quels auteurs se tourner ?
C'est quelque-chose d'assez particulier quand la production fantasy moderne (précisément post-Tolkien) semble n'être composée que d'immenses cycles de tri/penta/decalogies suivies, mais l'exercice de la nouvelle était pour ainsi dire la norme au début du XXème siècle (les formats périodiques de l'époque n'étaient pas vraiment propices aux longues sagas), et parmi les stars du pulp, on a l'embarras du choix. J'ai toutefois voulu faire une sélection relativement originale et surprenante, autant dans les noms que dans les thèmes ; j'ai ainsi pris soin d'éviter les classiques des origines comme Dunsany ou Morris qui sont sûrs de figurer dans les listes d'autres blogueurs, d'esquiver les inévitables Bob Howard et Klarkash-ton, et de mettre aussi de côté Catherine Moore, parce que Jirel de Joiry mérite (et aura, un jour) son propre article.
Alors....

Alors Abraham Merritt ! Un nom qui devrait sonner comme une évidence aux oreilles de tout amateur de lectures de l'imaginaire.
Pendant longtemps, sa Nef d'Ishtar fut connue comme le premier vrai grand succès de "fantasy", au sens "noble" et identifié, pas juste un conte semi-médiéval (ce qui est particulièrement intéressant car La Nef d'Ishtar ne tire précisément pas son inspiration du moyen-âge mais de l'antiquité grecque). Oui, mais La Nef d'Ishtar, ça fait 600 pages (j'exagère, 250 environ), c'est un roman. Chanceux nous sommes, Merritt a aussi abondamment oeuvré dans le registre de la nouvelle ; il y est souvent poétique, ses héros sont perdus et ses créatures éthérées, à mi-chemin entre notre réalité et un rêve diffus. Et la première à avoir été publiée est celle dont il est question ici : La Porte des dragons (Through the Dragon Glass, 1917), récit rapporté d'un voyage extraordinaire au delà du miroir d'une légende chinoise, courte et confuse visite mâtinée de réincarnation, de bêtes mythiques et de l'incrédulité compatissante du témoin qui nous en fait écho. Pas d'épées ni de sorciers ici, du moins pas directement (on leur préfère une littérale présence divine), mais on y trouve, en compagnie de lourdes allusions à l'épisode d'Ulysse et des sirènes ou à la fuite du Jardin d'Eden, l'un des poncifs les plus prégnants de la fantasy des origines ; celui qui envoie son protagoniste dans un autre monde que le sien (c'est la base des récits d'Edgar Rice Burroughs, qui s'avouait franc admirateur de Rider Haggard et Lord Dunsany, et vous aurez vous-même fait le parallèle avec Oz, Wonderland et Neverland). On retrouvera d'ailleurs ce thème dans La Nef d'Ishtar et dans la quasi totalité de la bibliographie de Merritt : du Gouffre de la Lune au Visage dans l'abîme, des Etres de l'abîme aux Habitants du mirage, tous ses héros sont des hommes transportés. Ils deviennent alors nos yeux et nous découvrons à leur rythme (et selon leur biais) un univers inconnu.
La Porte des dragons étant un récit encadré, conté à travers deux filtres, on tire fatalement plus vers Les Chiens de Tindalos que Sigurd et Gudrún, mais très précisément, on est en 1917, onze ans avant Cthulhu (Lovecraft était d'ailleurs ouvertement fan du monsieur) et vingt avant Bilbo, et quoi qu'en dise la longue liste de précurseurs que j'ai balancée en intro, il reste encore des tas de Portes des dragons à franchir et de territoires à découvrir. Et ça tombe bien, car Merritt, auteur prolifique, avait un paquet de fixettes (l'explorateur à la recherche de civilisations disparues, les forces occultes, la survivance du passé et de ses (sombres) savoirs, l'affrontement de la Lumière et des Ténèbres - merci à François Truchaud pour la formulation) qui inspirèrent un paquet d'écrivains.
Publiée initialement dans All-Story Weekly en novembre 1917, la nouvelle a été traduite pour le premier numéro de la revue Antarès, en 1981, et n'a été rééditée qu'une fois, au programme de La Femme du bois, recueil des nouvelles de Merritt chez NéO en 1984. Tristement, ces deux publications sont particulièrement compliquées à dénicher (et chères), mais si vous lisez l'anglais, les écrits de Merritt sont depuis quelques années tombés dans le domaine public aux Etats-Unis et vous pouvez lire Through the Dragon Glass gratuitement sur Gutenberg.

Vous voulez le gars qui fait le lien entre Robert E. Howard et J.R.R. Tolkien ? Il s'appelle Lyon Sprague de Camp. Figure sujette a forte controverse dans les cercles instruits, "Sprague", comme il préférait être appelé, est plus volontiers présenté comme éditeur, s'étant chargé de remettre le tout Conan sur les étals à la fin des années 60, posant les bases de la popularité actuelle du personnage (probablement même du genre heroic fantasy tout entier), et retouchant et complétant au passage les textes originaux et la quasi totalité des inachevés d'Howard avec son compère Lin Carter. C'est à la fois très cool et pas très propre et ça lui vaut l'ire (justifiée) de toute une branche de lecteurs, mais ça occulte aussi un peu trop rapidement le fait qu'il ait été un auteur particulièrement prolifique de son plein droit, sa carrière courant de 1937 à 1996.
A l'image de son travail éditorial, il est avant-tout connu pour ses pastiches d'aventures howardiennes aux accent irrémédiablement pulp, publiées à contre-courant en plein âge d'or de la science-fiction, à l'image de celle qui nous intéresse ici : L'Oeil de Tandyla (The Eye of Tandyla, 1951). Elle fait partie de son "cycle pusadien" (une traduction totalement empirique car ce cycle n'existe pas en français, cette nouvelle étant son unique représentant à avoir été traduit), fortement basé sur l'âge hyborien, et en tire pratiquement la quintessence. Non que Sprague soit un écrivain particulièrement doué (même si De Peur que les ténèbres reste un monument de la fantasy post-Deuxième Guerre), plutôt qu'il ait parfaitement compris et assimilé ce qui faisait le succès des histoires qui lui ont donné envie d'écrire. L'Oeil de Tandyla est fun (pas parodique ni humoristique, pas confondre), une aventure au rythme enlevé et dont le scénario est volontairement limité, servant essentiellement à lier toute une série de péripéties hautes en couleur. Le désert y est omniprésent, les temples au style moyen-oriental également, et on baigne dans cette pseudo-antiquité mésopotamisante aux divinités aux noms imprononçables qui faisait le sel des récits de sword and sorcery.
Alors que j'ai décidé de m'handicaper moi-même en m'interdisant de citer les grands noms de Weird Tales, Sprague se fait anachronique, proposant trois ans à peine avant le Seigneur des Anneaux (et il continuera après, avec le Cycle de Novaria dans les années 60-70) un récit comme on en faisait deux décennies plus tôt, simple et débridé, sur le ton de l'anecdote. Je pense ne pas avoir besoin d'expliquer plus en avant en quoi cette fantasy est fondamentalement différente de celle de Tolkien, mais si j'ajoute que Sprague, ingénieur de formation et avide vulgarisateur, travaillait à créer ses mondes de manière analytique pour "en retirer toutes les imperfections", s'appuyant sur de réelles recherches géographiques et anthropologiques (voir son étude Lost Continent, en 1954, où il décortique le mythe de l'Atlantide et qui rassemble justement ses travaux préparatoires pour le cycle pusadien), la démarche entreprise n'est pourtant pas si éloignée que ça...
Après sa première publication dans le numéro de mai 1951 de Fantastic Adventures, L'Oeil de Tandyla a été compilé dans de nombreuses anthologies. Une seule est parvenue en France : Le Temps sauvage (Time Untamed, 1967, sous la direction d'Isaac Asimov), dans la collection Marabout Science-Fiction, en 1971.

Et enfin, un français. Pas par chauvinisme, oh non, il y a un réel intérêt là dedans. Certes, ayant exploré l'identité d'un pulp francophone, il était évident que j'avais quelques exemples de bruit et de fureur dans la manche, mais il faut aussi savoir qu'en France, car cela échappe souvent aux jeunes générations qui ont mangé les adaptations cinématographiques au petit dej' de leur exploration culturelle, Tolkien n'a pas été traduit avant le tournant des années 70 (1969 pour Le Hobbit, et 1972-73 pour Le Seigneur des Anneaux, très précisément).
Pas question pour autant de tricher sur les dates et de citer une hypothétique nouvelle de fantasy française datant des Trente Glorieuses (je n'en connais très sincèrement aucune, si vous avez des conseils...), et si l'on reste dans l'avant-guerre de la fiction hexagonale, J.H. Rosny aîné et ses hommes préhistoriques sont largement en tête de ma liste. Dans l'idée d'une histoire fantastique, je me suis porté vers Le Félin géant (1918), récit un peu fou d'apprivoisement impossible et de guerre des clans évolutionniste, plutôt que La Guerre du feu (dont il reprend un des thèmes) ou Helgvor du fleuve bleu (qui m'a toujours fait penser à une histoire de Rahan, pour une raison qui m'échappe). Notez par ailleurs que si La Porte des dragons plafonne à 16 pages et que la L'Oeil de Tandyla en fait un peu moins du double, Le Félin géant est considérablement plus gros, entrant gaiement dans la catégorie du roman court avec ses 140 pages.
L'oeuvre de Rosny a ceci de particulier qu'elle traverse fantasy, fantastique et science-fiction au cours d'une longue progression qui se veut évoquer quelques centaines de milliers d'années d'histoire de l'humanité. Il serait, partant de ce postulat, aisé de faire le parallèle avec le long développement de la Terre du milieu et de ses Âges chez Tolkien, mais là où le papa de Bilbo y effectuait un travail de recherche linguistique et littéraire (et Sprague s'efforçait de "scientiser" des théories fictionnelles), la démarche de Rosny est historique (notez l'italique). Ses héros préhistoriques se veulent en effet au plus près des connaissances qu'on avait alors des modes de vie paléolithiques (La Guerre du feu n'a pas été au programme d'histoire des écoles primaires pendant soixante ans par hasard). Narrativement, c'est un petit détail (car Rosny invente bien évidemment 100% de ce qu'il conte), mais d'un point de vue éditorial, c'est capital. En fait, le paysage fantasy français sera composé presque totalement de romans "historiques" (Le Capitan, Les PardaillanL'Homme au masque de fer, tous dérivatifs du format sériel des périodiques et des romans populaires du XIXème) jusqu'au milieu des années 70, et le "merveilleux fantastique" sera réservé aux publications jeunesse (la collection Père Castor en 1931 ou Les Contes du chat perché en 1937, par exemple). Marc Duveau, dans ses préfaces de L'Epopée fantastique, attribue la situation aux Lumières tournant au ridicule les vieux récits médiévaux au travers de livres comme Candide ou Pantagruel, cimentant l'image de la fiction française comme "cartésienne". Ainsi Conan, pour ne citer que lui, ne sera traduit qu'en 1980, et il est particulièrement amusant de chercher des listes et top10 de fantasy francophone sur le net, découvrant dans la pratique même de ses lecteurs que le genre n'existe dans l'hexagone que depuis une trentaine d'années, marqué par des auteurs comme Pierre Bottero, Jean-Philippe Jaworski ou Serge Brussolo, tous nés après le Livre de Poche (qui sera précisément l'outil de l'émancipation du roman "de genre"). Tout simplement, le roman préhistorique a tenu en France la même place que la sword & sorcery aux Etats-Unis : une fiction barbare, mythologique et fantastique précédant une explosion plus "médiévale", absorbant contes et légendes dans un nouveau type de récit.
Paru à l'origine sous forme de feuilleton dans la revue Lecture pour tous, Le Félin géant a été réédité a de multiples reprises, la première fois en 1920 par Plon et la dernière dans la collection Rouge et Or de D.P. en 1980. Depuis, il est tombé dans le domaine public et est surtout compilé dans les nombreuses anthologies dédiées à Rosny, notamment dans la collection Bouquins de Robert Laffont (Romans préhistoriques, en 1985). Vous pouvez également le lire en ligne gratuitement (et superbement illustré).


Pour les curieux et les affamés, je ne résiste pas à l'envie de vous proposer un peu de rab. Tout d'abord, je ne saurais que trop vous recommander de lire tous les titres de Merritt que j'ai énuméré, mais si la question du "héros transporté" vous intrigue, remontez à la source avec la saga John Carter d'Edgar Rice Burrough, lisez De Peur que les ténèbres de Lyon Sprague de Camp que je cite à la volée (l'histoire d'un archéologue américain transporté dans la Rome antique en pleines invasions barbares), ou fouillez dans les trois volumes des Meilleurs récits de Weird Tales de Jacques Sadoul ; et si vous désirez découvrir le côté plus poétique et pro-nature (un point commun avec Tolkien, ça) de Merritt, lisez La Femme du bois. Si l'anthologie Le Temps sauvage vous est pénible à trouver, reportez-vous sur les plus ou moins récentes intégrales de Robert E. Howard (surtout Conan le Cimmerien et Kull le roi Atlante, chez Bragelonne) et Clark Ashton Smith (chez Mnémos) dont j'ai déjà abondamment parlé, ou sur Le Cycle des épées (ou Cycle de Lankhmar selon les traductions) de Fritz Leiber, contemporain de Sprague qui lui aussi s'amusait à publier de la sword and sorcery à contre-temps (il est d'ailleurs celui à qui on doit le terme et est considéré comme l'un des rénovateurs du style, avec Michael Moorcock). Enfin, pour ce qui est des héros préhistoriques, on sort de la période pré-Tolkien (ça date de 1973), mais si vous n'avez jamais lu (ou vu) Rahan, vous n'avez absolument aucune excuse ; lâchez tout ce que vous faites, maintenant, immédiatement, et foncez lire (ou voir) ça. Ou plein d'autres trucs dont j'ai déjà parlé.

lundi 6 août 2018

Black Mask, l'improbable retour



En 2013, Open Road Media publiait la vidéo que vous pouvez regarder ici à l'occasion de la publication d'anthologies de nouvelles issues de Black Mask, pulp auquel on doit l'invention du polar à l'américaine, le hardboiled. En 2016, les droits du magazine, ainsi que tous ses copyrights et propriétés intellectuelles, étaient acquis par Steeger Properties, avant qu'à l'automne de cette même année, Black Mask ne réapparaisse avec l'aide d'Altus Press, au format d'origine, avec des inédits et des rééditions. Et l'internet du pulp a exulté.
Mais c'est quoi, Black Mask, exactement ? Et pourquoi est-ce si important, au milieu des Weird Tales, des Amazing Stories (qui vient de réussir son Kickstarter) et des centaines d'autres postulants qui ont vivoté d'une manière ou d'une autre depuis la fin des années trente, que ce soit celui-là qui renaisse ?

La couverture du premier Black Mask nouveau, à l'automne 2016

J'ai lu mes premières nouvelles du magazine dans The Black Lizard Big Book of Black Mask Stories (à vos souhaits) de 2010, découvrant via les superbes introductions d'Otto Penzler ("le" éditeur de mystery fiction aux US) et Keith Alan Deutsch (plus ou moins le Patrice Louinet de Black Mask) un bout de l'histoire derrière les "pulps detectives" (un genre que je n'avais jusqu'alors exploré qu'au travers de ses inévitables héros masqués, notamment le duo Shadow/Spider, et un certain Black Bat qui, contrairement à ce que son nom laisse penser, est l'inspiration de Daredevil), et aussi qu'un paquet de noms que la modernité tient en profonde estime comme Dashiell Hammett, avaient fait l'essentiel de leurs carrières dans ses pages (la version originale -car il fut lourdement retouché pour la publication reliée que l'on connait- du Faucon Maltais est d'ailleurs au programme du Big Book).
Black Mask, c'est tout simplement l'acte de naissance du polar. Les américains appellent ça "hardboiled". Le hardboiled, c'est le western moderne d'MC Solaar, un roman de chevalerie urbaine made in USA ; c'est la préhistoire de Dirty Harry, mais c'est aussi ce qui, arrangé par quelques années, un voyage en France et une guerre mondiale, a donné naissance au noir dans les années 40. C'est également le type de récits au travers duquel on va commencer à parler de "paralittérature" et de "genre", notamment dans les cercles intellectuels français (le terme "roman noir" apparaît pour la première fois en 1944 et Gallimard crée la collection Série Noire en 1945 - rappelons que si l'Amérique est communément vue comme une terre de science-fiction et l'Angleterre comme celle des elfes et des fées, la France est le pays du roman policier) et à les penser au sens (plus ou moins) noble, par opposition à la littérature de gare. Pour l'anecdote, Black Mask fut aussi le titre de travail du Pulp Fiction de Tarantino, et c'est aussi l'une des raisons qui font que ça me rend complètement fou quand on dit que Pulp Fiction c'est du pulp - parce que c'en est pas.

Black Mask est né en 1920, son premier numéro étant publié en avril par le duo H.L. Mencken et George Jean Nathan, respectivement journaliste et critique littéraire désireux d'offrir une publication "support" au prestigieux The Smart Set, magazine dédié à des genres plus nobles et dont l'une des particularités était de proposer une courte pièce de théâtre à chaque numéro. L'idée des deux compères étaient tout simplement d'offrir à Monsieur une lecture plus épicée (les premiers numéros n'étaient d'ailleurs pas exclusivement dédiées au polar, l'accroche -qui changera souvent par la suite- annonçant fièrement "An Illustrated Magazine of Detective Mystery, Adventure, Romance, and Spiritualism") pendant que Madame se régalerait de son plus élégant grand frère.
Toutefois, s'ils sont à l'origine l'existence du magazine, c'est à un éditeur plus tardif, Philip C. Cody, entre 1924 et 1926, qu'on doit le Black Mask. Cody avait une certaine expérience dans le marché du kiosque, ayant été le superviseur des publications Warner et de quelques magazines "mass-market" (l'équivalent de nos torchons actuels à 1€ pour 150pages de pub) pendant quelques années. Il donna au pulp de Mencken et Nathan un ton plus sensationnaliste, ciblant parfaitement la démographie de son journal (plus jeune et plus exigeante que prévue) et sélectionnant histoires et illustrations en fonction. Les récits devinrent plus longs, leurs intrigues plus détaillées, et leur imagerie plus ouvertement sexuée et violente (l'accroche évoluera alors d'un verbeux "A Magazine of Unusual Romance and Detective Stories" à un minimaliste "Detective, Western, Stories of action" - et cinquante autres combinaisons du genre). Plus pulp, quoi.
L'intérieur de couverture affichait même clairement son mode d'emploi :
"Les éditeurs ont essayé de produire le magazine le plus inhabituel d'Amérique. Chaque histoire est créée pour vous laisser une impression forte, finie. Mais pour découvrir cet effet et l'apprécier dans son entièreté vous ne devez surtout pas les lire de la manière dont vous lisez probablement les autres. Si vous passez rapidement au travers des pages vous perdrez la richesse des environnements et des détails. Si vous lisez les premiers paragraphes et sautez directement à la fin, vous vous spolierez. Notre but est de vous divertir - de vous enlever à la triste routine de la vie quotidienne. Black Mask ne prétend pas adhérer au traditionnel "happy ending". Ses intrigues sont non-conventionnelles. Leurs fins sont toujours surprenantes, extraordinaires, jamais stéréotypées. Vous volez votre propre plaisir en les lisant par le mauvais bout."
(Traduction littérale et à l'arrache du numéro d'octobre 1922)


Sous cette forme plus crue, Black Mask devint la publication la plus populaire du secteur policier, et si ses plus grands auteurs, qui compteront Dashiell Hammett mais aussi Raymond Chandler (Le Grand sommeil, Le Dahlia bleu, plusieurs films d'Hitchcock), Erle Stanley Gardner (le papa de Perry Mason) ou Norvell W. Page (of The Spider fame), n'arriveront qu'avec le successeur de Cody, Joseph "Cap" Shaw à la fin des années 20, le hardboiled est déjà la raison de sa renommée chez les lecteurs. (Trivia amusant, Dashiell Hammett conversait dès 1923 avec les lecteurs du magazine, ayant publié sa première nouvelle -une course poursuite de trois pages- en décembre 1922 sous le pseudonyme Peter Collinson.)

Attribuée à Carroll John Daly, avec The False Burton Combs dans ce même numéro de décembre 1922, la création du hardboiled repose sur les bases classiques de la littérature nord-américaine : le crime, la liberté, les flingues, et la justice rétributive.
Mais point de héros blancs comme neige ici. Le détective privé, figure emblématique, y est un observateur cynique et pessimiste d'une société corrompue, et l'attrait durable de Philip Marlowe (personnage principal des histoires de Raymond Chandler, qui sera notamment interprété par Humphrey Bogart dans la première adaptation du Grand sommeil) et d'autres durs à cuire comme le Sam Spade d'Hammett ou le plus tardif Mike Hammer de Mickey Spillane, tient dans leur idéalisme terni. Le héros hardboiled est à la croisée des chemins entre le chapeau blanc de Tom Mix, la star des premiers westerns, et le fedora des gangsters d'une prohibition qui bat son plein ; ni hors-la-loi ni policier, mais pleinement justicier. Un chevalier des temps modernes, disais-je. Et comme tant de héros pulp, il rumine. Sous des dehors de bagarreur cynique, fripé et imbibé, il philosophe et se perd souvent dans ses pensées, joue aux échecs, lis de la poésie et écoute de l'opéra. Il a surtout en horreur la corruption généralisée de la société, des politiciens et des policiers. C'est son sens moral qui le guide, on n'est pas chez Frank Miller, et il ne cède jamais à la tentation, ni celle des gangsters qu'il pourchasse, ni celle des inévitables femmes fatales qui l'engagent (l'une des particularité de ce type de fiction étant même d'être la seule à l'époque à placer des armes dans les mains de personnages féminins).
L'éditorial de Marcel Duhamel pour sa Série Noire s'en fait parfaitement écho :
"Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout...Mais alors. Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence."
Notez que c'est également précisément là qu'on tient la grande différence entre le hardboiled américain et le noir européen : on considère généralement que la différence entre les deux genres tient à son protagoniste, un immuable privé pour l'un, et plus facilement une victime, un témoin ou carrément même le criminel lui-même pour l'autre. La différence est d'autant plus palpable de nos jours dans les romans d'Elmore Leonard (le papa de Raylan Givens), Lee Child (celui de Jack Reacher) ou l'inévitable James Ellroy (L.A. Confidential, Le Dahlia noir), par exemple.

Et puis, il y a ce caractère dont j'ai déjà parlé tant et plus, ce "truc" typiquement pulp et qui n'existera nulle part ailleurs, bien souvent dicté par les nécessités éditoriales (la publication en plusieurs parties nécessitant les fameux "cliffhangers" de fin de chapitre, et les lignes et visions particulières de chaque magazine et éditeur).
C'est d'ailleurs précisément ce qui causa la chute du système. Black Mask atteignit ainsi ses pics de vente au cours des années 30, avant que l'intérêt pour les enclumes de 200pages à 20cents imprimées sur une parodie de papier ne diminue progressivement (et très rapidement) en faveur de la radio, du cinéma, et des comics, les trois ayant en commun d'avoir justement adapté les héros des pulps à leurs formats.
Et vous avez là la réponse à ma deuxième question. Désormais, quand on vous demandera pourquoi le retour de Black Mask est si important, vous pourrez répondre que sans lui (et ses milliers de rejetons), vos séries télé favorites n'existeraient pas.

(Extrait d')illustration pour Murder A.W.O.L. par Rafael De Soto (1944)

Black Mask fut l'un des derniers dinosaures du pulp, stoppant sa publication en 1951, sous la direction (anonyme) d'Harry Steiger, ancien éditeur d'Horror Stories et Terror Tales et alors en charge de Dell Comics. En 1985, une première tentative de retour avait été entamée sous le nom "The New Black Mask", attirant des auteurs comme James Ellroy ou Michael Collins (créateur de Dan Fortune, un privé manchot fortement inspiré par le héros du Bad Day at Black Rock de John Sturges, littéral western se déroulant en 1945) mais ne rencontrant que peu de succès. Avant, donc, finalement, de revoir à nouveau la lumière grâce à l'étrangeté d'internet. Combien de temps durera cette incarnation, seul l'avenir le dira, mais vu le succès des récentes nécromancies d'Altus Press (les Wild Adventures of Doc Savage, Tarzan et maintenant The Spider de Will Murray, notamment), j'ai bon espoir.


Pour s'offrir un bout d'histoire rétroactive (en magazine et en numérique), c'est chez Altus Press que ça se passe.
Les curieux peuvent également lire de vieux scans de Black Mask sur le Pulp Magazine Project.

dimanche 22 juillet 2018

Random work of wow : Reed Crandall of Mars

Né en 1917, Reed Crandall était un peu jeune pour illustrer les récits d'Edgar Rice Burroughs dans leur format pulp d'origine. C'est pourtant bien l'impression que laissent ses sublimes illustrations pour les éditions de Canaveral Press en 1964.


Et une réédition de John Carter n'arrivant jamais seule, on lui doit aussi du Tarzan et du Pelucidar.

lundi 2 juillet 2018

Par cette hache, je règne !

Je préfère Kull à Conan.
Largement.
Ce qui est rigolo, ayant dit ça, c'est que si l'on me demandait de donner les meilleures nouvelles et le meilleur perso d'Howard, je citerais quand même le grand cimmérien, mais Kull d'Atlantis, Roi barbare de Valusie, a quelque chose de spécial, un "truc" que la disparité alimentaire un brin binaire des récits de Conan ne touchera que trop rarement (sur les évidents La Reine de la Côte noire ou La Tour de l'éléphant, par exemple). D'un côté, c'est tout à fait logique, Conan étant le héros d'environ six fois plus d'aventures que son prédécesseur, ce dernier étant purement et simplement son prototype, avec un côté plus "adolescent", plus contemplatif et boudeur, plus humain presque, loin de la rustre assurance du barbare taciturne.
Kull, c'est King Conan avant King Conan, et ce d'autant plus logiquement qu'ils ont la même nouvelle pour origine...

La représentation de Kull qu'offrira John Bolton pour Marvel dans les années 80 est probablement sa meilleure (et la plus iconique), parvenant par quelques subtiles touches à le démarquer très clairement de Conan. Ceci étant dit, l'instance sur la figure de l'atlante comme "ax-wielder" est un peu exagérée.

A la fin de l'année 1929, By This Axe I Rule! est la toute première nouvelle qu'un jeune Robert E. Howard (il n'a alors que 23 ans) soumet au très respecté magazine Argosy, le leader incontesté du marché pulp, et à Adventure, un de ses concurrents. C'est aussi l'une des premières unanimement rejetée. Trop lisse, trop pataude, elle sera longuement retouchée, accouchant finalement, trois ans plus tard, de Phoenix on the Sword, la première nouvelle de ConanHoward y avait substitué l'intrigue secondaire (un couple un peu gnan-gnan) de Kull pour une virée surnaturelle dans les entrailles du palais du cimmérien, et centré toute l'introduction sur le complot dont le Roi d'Aquilonie était la cible, en présentant abondamment les instigateurs.
Il est indéniable que Le Phénix sur l'épée est un récit supérieur à Par cette hache, je règne (qui ne se verra par ailleurs publiée que quelques décennies plus tard, quand Lancer Books et Lin Carter compileront les nouvelles du Roi de Valusie en 1967 dans King Kull), mais si c'est Conan qui lui apporta la célébrité, Howard tenait particulièrement au personnage de Kull.

C'est que si elle est l'origine de Conan, By This Axe/Phoenix on the Sword est aussi et presque logiquement la dernière nouvelle que le texan écrira pour Kull. En effet, il avait plus tôt dans cette même année 1929 vendu à Weird Tales (un magazine devenu iconique mais alors bien moins renommé qui avait déjà publié les premiers récits de Solomon Kane l'année précédente) les deux seules nouvelles de Kull qui seraient publiées de son vivant.
La première, et la plus importante, était The Shadow Kingdom (Le Royaume des chimères - note : j'utilise ici les titres français de l'édition intégrale de Bragelonne, parue en 2010), plus longue, plus fantastique, plus recherchée, plus mélancolique et plus mystérieuse que By This Axe (plus dans le style Weird Tales, en somme, qui agrémentera par ailleurs sa publication d'une superbe illustration de Hugh Rankin, le spécialiste maison des intérieurs fantasmatiques). Elle allait poser les bases du héros et de sa mythologie, et devenir le terreau sur lequel grandirait l'Age Hyborien.
Kull n'était pas le premier héros de fantasy, loin de là -et c'est une question sur laquelle je me garderai bien de me pencher pour l'instant-, mais le souffle de folklore mystique et mythique qu'il apportait semblait loin de ce qu'on connaissait à l'époque. Weird Tales était connu pour publier des récits qu'aucun autre magazine n'aurait osé proposé et cette entrée, d'apparence anodine, allait déclencher une drôle de suite d'événements.

The Shadow Kingdom, par Hugh Rankin

Le Royaume des chimères était au programme du numéro d'août de Weird Tales. Dès le suivant, en septembre, sera publié Les Miroirs de Tuzun Thune (The Mirrors of Tuzun Thune). Ce second récit (qui, pour les curieux, est ma nouvelle favorite d'Howard) était plus étonnant encore que le premier, et contenait déjà les raisons de la mort éditoriale du personnage, plus encore que le rejet d'Argosy à venir. Fatigué, hanté, lassé, Kull n'avait plus les épaules pour satisfaire le jeune auteur dans sa recherche de grands espaces. Il était un reflet de ses premières expérimentations, et après qu'Howard s'en fut revenu à Salomon Kane et à quelques récits historiques (1929-1932 est aussi la période à laquelle il crée Cormak Fitzgeoffrey, un croisé particulièrement violent, et Bran Mak Morn, un chef picte de la période romaine), Conan, de toute sa puissance, balaiera le souvenir de son ancêtre.
Ou bien ?
Conan s'élèvera toujours au dessus de Kull dans l'imaginaire populaire, et à raison, mais l'ombre de l'atlante est partout dans les pas des cimmérien. Il n'est pas un embryon mal fini et abandonné de son littéraire -voire littéral, car l'Age Thurien de Kull est le lointain passé de l'Age Hyborien de Conan- descendant. Tout simplement, Kull est ce qu'Howard proposa de plus proche d'une véritable transposition de lui-même dans ses histoires, et son essence transpire des pages de Conan.

Et ce spectre est tellement palpable qu'il en mêle parfois les destinés des deux personnages. Comme, par exemple, en 1982, quand John Millius, désireux de retranscrire la moelle du héros howardien, s'offrira un hasardeux mais payant truchement.
Voyez-vous, malgré les nombreuses et sincères tentatives de réhabilitation de ce grand film nihiliste rugueux (que, personnellement, je n'ai jamais aimé, pour plein de raisons philosophiques et narratives) au fil des années, et pour tout ce que son faux-remake nanardesque de 2011 est plein de trous, de cabotinage ridicule et de cinématographie absurde (non, je ne l'aime pas plus que le précédent), ce dernier propose toutefois quelque chose qui manque à mes yeux cruellement au film de 1982 : Jason Momoa y est plus Conan que Schwarzie ne le sera jamais. La raison à ça, c'est que le film de Millius est à propos de Kull, pas de Conan ; c'est Kull qui a été esclave dans sa jeunesse, c'est Kull qui est mélancolique et marqué par la décimation de son peuple, c'est Kull qui a des réflexions nietschéenes identitaires sur sa nature d'homme, et c'est Kull qui lutte contre les hommes-serpents et le sorcier Thulsa Doom. Des répliques entières ("Can you summon demons, wizard ?") sont tirées d'épisodes de Kull. Oui, c'est de la triche, mais c'est très intelligemment fait et ça marche, créant un personnage bien plus vivant et réel pour le spectateur (vous comprendrez pourquoi d'ici la fin de cet exposé).
Ce qui est à mourir de rire dans cette drôle d'histoire, c'est que dans une tragique ironie identitaire, ce qui deviendra l'horrible Kull le conquérant avec Kevin Sorbo était à l'origine le scénario du film King Conan, basé en partie sur L'Heure du dragon, le seul roman dédié par Howard au cimmérien (qui n'écrira de toute sa carrière que deux romans, l'autre étant Almuric, publié à titre posthume en 1939, un hommage à Edgar Rice Burroughs n'ayant strictement rien à voir avec nos barbares).

Conan, Kull et Solomon Kane, par Joe Kubert

Il n'est pas étonnant, de fait, que les deux personnages aient fini par se confondre dans l'imaginaire collectif. Non seulement ils partagent, disais-je, la même origine, mais les hasards de la fiction et de l'édition n'ont eu de cesse de les faire s'entrecroiser. Ils sont si similaires qu'ils sont littéralement identiques dans leurs représentations graphiques. Ils sont des barbares, des rois ; des barbares devenus rois par la force de leurs mains.
Mais à bien y regarder, c'est précisément là que se situe aussi la plus grande différence entre eux.

La couronne d'Aquilonie signifie le début de la fin pour Conan, arrivé au bout de son parcours de brigand et de mercenaire, jeune fauve des steppes amené par la force d'une irrévocable destinée à nettoyer la corruption de l'état le plus puissant de son temps. Pour Kull, devenir roi est exactement son commencement. L'accession au trône de Valusie est ce qui lance son arc narratif. Là, il découvre les secrets de son royaume, le poids de la gouvernance, et surtout sa noblesse. Là où Conan est plein d'assurance et fort de mille expériences, Kull est un mont d'incertitude. Relisant Le Royaume des chimères, le sentiment que Kull a quelque chose à prouver (reflet direct de son auteur à l'époque) est palpable. Il n'a pas la confiance absolue en ses capacités qu'a Conan. Il n'est pas un géant de bronze ; il est puissant, certes, mais friable. Et il a besoin d'aide. Quelque part, c'est précisément ce qui rend le personnage si attirant. Il ne veut pas la couronne autant qu'il en a besoin. Pour Kull, elle est le test ultime, le moyen de prouver sa valeur.
C'est que Kull a un passé - un qui sera publié bien plus tard, là encore grâce au recueil de Lancer, mais un passé néanmoins, et si le lecteur d'alors l'ignore, nous non, et Howard non plus. Kull a une origine, une famille, un traumatisme initial, il n'est pas un grand barbare anonyme qui atterrit un peu au hasard sur les lieux d'une aventure. Une partie de moi n'a jamais pu s'empêcher de penser que si les nouvelles de Conan ont été écrites et publiées dans un tel désordre, c'est précisément parce qu'Howard le savait être plus une idée, la personnification d'un absolu barbare, qu'un être de chair et de sang. En fait, si l'on cherche l'origine de Conan dans Le Royaume des chimères, on peut tout autant regarder vers Kull que vers Brule, son étrange et mutique allié picte. Brule montre même bien plus des "qualités" qui seront associées au cimmérien que son compère - de son appétit sexuel à son arrogance en passant par son apparence féline et ses talents de voleur. Qui plus est, Kull est irrémédiablement lié au trône, alors que Brule, comme Conan, est libre.
On en viendrait à imaginer que, lorsque Kull et Brule se serrent les mains après avoir dissimulé le corps du premier homme-lézard, on a plus affaire à la fusion des deux personnalités qui formeront plus tard celle de Conan qu'à deux guerriers scellant un pacte.
Outre son pendant sauvage, Brule est aussi le symbole de quelque chose que Kull possède et que Conan n'aura jamais : un flot de personnages récurrents autour de lui. Certes, on pourrait tracer des parallèles entre de nombreux conseillers valusiens et les aides de camp aquiloniens (le rapport évident en tant que "garde fou" de leurs barbares respectifs qu'entretiennent Tu et Trocero vient facilement en tête), mais les interactions qu'ont ces personnages avec les héros sont gérées de manières radicalement différentes, et notamment en ce qui concerne l'inévitable Brule, qui prend une part active à de nombreux scénarios et sans qui, chose impensable chez ConanKull n'aurait même pas survécu à sa première aventure. Nombre des adaptations, notamment bédé, de Kull usent d'ailleurs de son setting fixe et de ce casting étendu pour ajouter, outre un lot de backstory plutôt bienvenu, de nouvelles figures particulièrement intéressantes. Je pense tout spécialement à Igraine, sa femme dans la trilogie de mini-séries publiée entre 2008 et 2011 chez Dark Horse (et inventée de toute pièce, il n'y a pas de Reine de Valusie dans les nouvelles d'Howard), qui ancre l'atlante dans sa réalité politique. Le personnage a ainsi plusieurs facettes : fille de l'ancien roi, elle a aidé Kull et l'a épousé plus par ambition qu'autre chose, mais le couple développe néanmoins un profond attachement. Ce qui me fait penser que, là encore à l'inverse de son petit frère cimmérien, Kull n'a à aucun moment dans aucune nouvelle le moindre désir charnel envers qui que ce soit ; il éveille parfois l'intérêt de quelques figures féminines qu'il peut rencontrer, mais il a plus souvent affaire à de jeunes couples éplorés et agit généralement en sage monarque paternaliste (la raison même de son bannissement d'Atlantis est un acte de pitié envers une jeune femme), loin du débraillage décomplexé du cimmérien. Dernier petit détail amusant, c'est également via les bandes dessinées (mais cette fois chez Marvel) que sera développée Zénobia, la reine de Conan (qu'il rencontre et épouse dans L'Heure du dragon mais qui ne sera plus jamais évoquée ailleurs).

Mais revenons-en à cette poignée de main fusionnelle... Kull est un atlante et Brule un picte, et ces deux peuples se vouent une haine tenace. Mais ils trouvent ici un terrain (et un lieu) d'entente commun, loin de leurs régions de naissance respectives, et l'écart que leur alliance fictionnelle incarne entre les caractères littéraires de Kull et Conan se reporte de la même manière dans les paysages que les deux héros occupent. Qu'il s'agisse de sa native Atlantide, contrée barbare coupée du monde aux meurs païens, ou de sa Valusie d'adoption, le monde de Kull, la Thurie, est presque l'opposé systématique de l'ère hyborienne de Conan. Même les puissants royaumes comme l'Aquilonie semblent petits, sordides, en comparaison de ceux que visitent Kull. Un reflet évident de la corruption dans lequel baigne le monde de Conan, qui n'a pas encore envahi le passé lointain que représente le présent de Kull, mais en contrepartie (et de manière très paradoxale), le monde de Conan semble plus vivant, presque plus sain - plus humain, moins stratifié, moins ankylosé par des siècles de codes religieux craintifs. Les monstres de Conan sont bien souvent de chair et de sang, et ses momies sont des créatures de décadence et de putréfaction, anciennes et maudites depuis des millénaires, depuis, justement, le temps de Kull.
Et si la civilisation thurienne est plus... eh bien... civilisée, ses étendues sauvages sont aussi plus farouches. Le monde de Kull est un monde d'excès et sa rase-campagne n'est en rien un décor de paresse bucolique. Ce n'est pas une terre de liberté comme pour Conan, elle est synonyme de danger constant et de mort immédiate. De très larges zones du continent de Kull sont inexplorées, et les Hommes sont cloîtrés dans des villes-forteresse qui les protègent d'horreurs pré-humaines jamais complètement vaincues. L'Atlantide elle-même, ce monde que Platon voulait comme un phare de civilisation et de technologie, est ici synonyme de la plus abjecte sauvagerie - littéralement l'ancêtre de la Cimmérie, un monde plus mythique que réel, et pourtant à portée de quelques brasses.
En Thurie, même les arbres combattent contre le héros, dans le poème The King and the Oak (Le Roi et le chêne). Il n'y a, tout simplement, pas de repos pour Kull. Jamais ni nulle part est-il en sécurité, et il est constamment mis à l'épreuve par son propre monde. Conan, lui, fait partie intégrante de la sauvagerie hyborienne ; mieux, il en est l'incarnation même.
Notez par ailleurs que c'est précisément l'environnement urbain et la sédentarité de Kull qui lui offrent l'étendue de son entourage.

En vérité, la seule réelle connexion entre les deux rois-barbares vient de leur caractère, et de ces "accès de mélancolie tout aussi démesurés que [les] joies", un trait, manifestement, partagé par leur créateur.
En ça, Conan n'est pas moins philosophe que Kull, mais le cimmérien -peut-être aussi Howard lui-même, d'où ce changement de héros- a trouvé une manière d'accepter le monde tel qu'il est (superbement exprimée dans La Reine de la Côte noire) et de repousser ses démons intérieurs.
L'incapacité de Kull à trouver son public (et les éditeurs) à l'époque n'est en rien due à la qualité (ou manque de) du personnage, et le succès de Conan ne s'explique aucunement parce qu'il serait "plus intéressant" que son grand frère. Tout simplement, Howard prenait encore ses marques d'écrivain en 1929, et la voix si particulière qu'on lui connait ne viendra qu'avec la réalisation du personnage de Conan. Au rayon des passassions et pour en revenir au film de John Millius et ses nombreuses intersections, il est à ce titre souvent supposé que l'épée que trouve Schwarzie dans une tombe perdue au milieu du désert n'est pas nommée l'Epée atlante juste parce que ça sonne bien. Le squelette de guerrier auquel il prend l'arme serait alors effectivement celui de Kull, qui s'effondre et s'incline après avoir, enfin, trouvé un successeur digne de lui. Bien sûr, tout cela n'est que conjoncture, mais dans un environnement de magie mystique et considérant la méticulosité avec laquelle Millius a mélangé les deux personnages, je ne serais pas surpris si c'était bel et bien le cas. Mais reprenons...
Il y a une évidente part autobiographique dans la figure de Kull. Kull est un philosophe enfermé dans le corps d'un guerrier ; ou, peut-être, un guerrier maudit par la perspicacité d'un philosophe. Toujours est-il qu'il n'est chez lui nulle-part, pas même dans son propre corps. Il est un roi, mais il ne sera jamais accepté en tant que tel, et si les gras valusiens admirent sa puissance, ils voient aussi sa peau brunie et ses muscles d'aciers comme la marque irréfutable de sa nature de sauvage.
Pas que Kull fut plus à sa place parmi son propre peuple, remarquez. Enfant trouvé, il n'est probablement pas vraiment atlante, et la superstitieuse Atlantide ne lui est pas moins étrangère que la culture valusienne ; une histoire comme Exile of Atlantis (Exilé d'Atlantide) le voit ainsi systématiquement remettre en cause les traditions. C'est même précisément ce qui le met en quête "d'autre chose"... Et ce passé, contrairement à la constante fuite en avant de Conan, finira par le rattraper.
J'ai du mal à trouver meilleure description de Robert E. Howard lui-même.

King Kull, par Marie et John Severin, 1977

Si Kull est Howard tel qu'il fut probablement, Conan est sans doute Howard tel qu'il aurait voulu être. Partisan de ce que le romancier nommait lui-même les "trois F" (fighting, feeding, et vous pouvez deviner le dernier), Conan, du moins jusqu'à ce qu'il devienne roi, s'adonnait à ce que son créateur, vivant chez ses parents dans le Texas rural, n'aurait jamais osé. Il était une fantaisie, au sens le plus littéral du terme, et une aussi sauvage que fascinante. Kull, au contraire, n'a "jamais connu l'amour", et son temps avant de se coiffer de la couronne de Valusie ne semble pas meilleur qu'après. Et si la description commune de Conan comme d'un bourrin débile tout juste bon à planter des épées dans des crânes est évidemment absurde, le cimmérien d'Howard étant un personnage bien plus subtil que son exploitation moderne ait pu le laisser penser, il reste effectivement un guerrier rustre, excessif et braillard, libre de toute convenance.
Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que toute cette bravade ne le sauve pas pour autant. A la fin, Conan n'est qu'une version hypertrophiée et désinhibée de Kull, et on n'échappe pas à soi-même. Il y a toujours quelque part cette écrasante sensation que les deux personnages combattent -et perdent- face aux même démons intérieurs.
Un côté irrémédiablement nordique et fataliste qui fait, précisément, le sel de Kull : des deux, l'atlante est le seul qui regarde au plus profond des proverbiaux abysses et ne bronche pas. Il ne se cache pas. Il ne prétend pas que le vin, une femme ou le sang d'une bataille pourront illuminer l'obscurité. Il continue simplement de regarder.

Et du coin des lèvres, sous un sourire fade, il chuchote... Ka nama kaa lajerama.

Demon in a Silvered Glass de Doug Moench et John Bolton ; si vous ne deviez lire qu'une seule histoire de Kull, sous quelque support que ce soit, lisez celle-ci. Publiée dans Bizarre Adventures #26 (Marvel,1981) puis compilée dans Savage Sword of Kull volume 1 (Dark Horse, 2010)(pas de VF, malheureusement). Mélange des Miroirs de Tuzun Thune et du Royaume des chimères, elle contient tout Kull, condensé en 56 pages de sublime noir et blanc.

mercredi 27 juin 2018

Beowulf online

"On sait retracer l'histoire de la dernière copie (plus ou moins) d'époque en notre possession (le fameux Codex Nowell) à un noble anglais du XVIIème siècle" disais-je à propos de Beowulf dans un post ronflant il y a quelques mois.
Depuis ce mois-ci, le monde entier peut savoir, depuis son ordi et sans bouger de chez lui, à quoi ressemble la chose : un manuscrit anglo-saxon vieux d'environ un millénaire (on débat toujours pour savoir s'il date du début du Xème ou du règne du roi Cnut dans les années 1060 et je n'entrerais pas dans les détails ici), scanné avec un soin tout particulier par la British Library.


Et c'est super cool. Bon, évidemment, personne (ou presque) ne sait le lire, mais quand même. Cool.
Même que pour ceux qui savent le lire, ça sonne à peu près comme ça :



Notez que si c'est le premier scan du manuscrit entier (qui contient une demi douzaine de textes dans deux livrets), ce n'est pas la première fois que la British Library met à disposition le Beowulf en ligne. Un outil complet (en anglais, of course) existe depuis quelques années, nommé l'Electronic Beowulf, avec translittérations, traductions (du vieil anglais vers l'anglais moderne), vocalisations et tout le nécessaire à geeker comme un gosse sur l'un des plus vieux livres de fantasy au monde.

lundi 4 juin 2018

Peut-on échapper au racisme de Lovecraft ?

En Mars, alors que Mnémos s'apprêtait à démarrer une campagne de financement pour une nouvelle (et ultracomplète) intégrale du natif de Providence, le collectif des Indés de l'imaginaire (Mnémos, HeliosActuSF et Les Moutons électriques) lançait un "mois Lovecraft" à l'occasion des 80ans de la mort du monsieur. Parmi les livres présentés, deux attirèrent tout particulièrement mon attention : La Quête onirique de Vellitt Boe et La Ballade de Black Tom.
Ces deux courts romans ont la particularité d'être écrits par une femme et un noir. Ca n'a l'air de rien, mais dans le contexte éditorial moderne, c'est loin d'être anecdotique. Les deux auteurs, Kij Johnson et Victor Lavalle, avaient d'ailleurs le même discours : leurs textes étaient une "réponse" à une nouvelle de Lovecraft (La Quête onirique de Kadath l'inconnue et Horreur à Red Hook respectivement), débarrassés des préjugés du Grand Taré.

The Dream-Quest of Unknown Kadath, par Jason B. Thompson

Et soit, bonne idée, vraiment bonne idée, tant les récits d'origine puent la xénophobie et la misogynie, mais justement, est-il toujours possible, en 2018, de parler d'HPL sans systématiquement en venir à ces points ?
Evidemment, oui, mais la question a logiquement pris de plus en plus d'ampleur ces dernières années, quand les questions sociologiques et idéologiques de la littérature populaire ont commencé à inquiéter les parents responsables sur Facebook (vous vous souvenez des conneries d'une association 'ricaine à propos de Blanche Neige?).

Bon, perso, dire que j'aime Lovecraft c'est comme dire que j'aime les patates à l'eau - ça s'mange, mais c'est loin d'être c'que j'trouve de plus savoureux (je lui préfère largement la terrifiante mondanité de David H. Keller, par exemple - La Chose dans la cave...). Toutefois, il est l'inspiration visible et marquée de nombreux auteurs (de l'époque et futurs) que j'apprécie énormément, et si je préférerai toujours lire Jirel crapahuter dans les enfers pour de nobles motifs (son honneur, puis l'amour), il m'est difficile de ne pas considérer l'île maléfique de Dagon comme le terreau fertile qui a vu naître l'environnement de Catherine Moore. Car là est tout l'intérêt du monsieur à mes yeux : son influence.
Ech-Pi-El savait créer des mondes et poser des ambiances, ce qui est quelque-chose qu'on oublie un peu vite tant l'adjectif "lovecraftien" a été dévoyé de son sens, jusqu'à en perdre toute pertinence ou utilité, exactement comme n'importe-quel texte un brin tragique aux accents élisabéthains est automatiquement qualifié de shakespearien.

De fait, la perception de l'oeuvre de Lovecraft change radicalement selon sa perspective. Demandez aux fans ce qu'ils en pensent, et ils vous parleront de cette déconnexion de la réalité, de la perte de repères, de la véritable terreur que l'auteur parvient à transmettre, mettant ses héros (souvent des incapables, par ailleurs) dans des situations qui les dépassent complètement. Parlez-en à une personne qui n'a jamais lu HPL, et deux poncifs vous sauteront à la gueule : les tentacules et le racisme.
En même temps, c'est très difficile de passer à côté. Howard Philip Loveraft n'est pas Edgar Rice Burroughs, on n'accuse pas son oeuvre à tort à cause d'une exploitation cinématographique racoleuse. Lovecraft était bel et bien un gros con. J'ai lu ses nouvelles, ses poèmes, ses notes et ses lettres (pour le peu qu'on en a), plusieurs fois, et il m'est impossible, même en ayant parfaitement assimilé l'idéologie de son temps (on la retrouve aussi, nettement moins explicite, chez Robert E. Howard, un autre névrosé chronique), de tiquer devant les descriptions de "singes graisseux" ou de "métisses dégénérés", d'autant que, contrairement à Howard, Lovecraft n'a pas le masque d'un monde antique imaginaire derrière lequel se planquer, ses récits sont pleinement contemporains... Et pleinement putain de racistes.
Oui, mais. Justement.
Il est très important de remettre l'oeuvre dans son contexte, de comprendre son auteur, et il est indéniable que Lovecraft n'aurait jamais été un si bon auteur horrifique s'il n'avait pas été perclus de toutes ces idées. Lovecraft évolue dans un sous-genre fantastique devant plus ou moins tout à la fameuse inquiétante étrangeté freudienne (un concept contemporain, l'essai ayant été publié en 1919). Non qu'Ech-Pi-El s'en réclame, mais elle correspond autant à un mal latent chez l'écrivain qu'aux réelles préoccupations de son temps. J'ai, à ce titre, déjà évoqué son adhésion aux idéaux aryens. Son écriture est entièrement basée sur le concept de l'autre, cette menace contre laquelle on ne peut rien, des émotions et tabous sociaux subtilement teintés de frustration (tous ses héros sont autobiographiques). L'étranger, le changement, le progrès, voila ce qui faisait peur à Lovecraft (qui disait souvent être né dans le mauvais siècle), et l'inconnu en devient le grand méchant de toute sa littérature. Ce qui fait la qualité du genre horrifique, c'est son rapprochement de la réalité, à quel point il est capable de trouver les trous dans nos certitudes, et des peurs bien réelles de Lovecraft aux entités cosmiques qui peuplent sa prose, la frontière est ténue.
Et, de la même manière que chaque auteur ayant repris le mythe lovecraftien y a mis un peu du sien, chaque lecteur perçoit les thèmes et l'esthétique du Grand Taré de Providence à sa manière. Car celle-ci n'est en aucune manière réductible à ses tendances fascistes ; elle a créé tout un genre et bavé sur les frontières de beaucoup d'autres, sur tout type de média, au point de parfois en devenir méconnaissable (les jeux vidéo japonais, Stephen King, Metallica, même la face sombre de Pluton s'appelle Cthulhu Regio...). C'est d'autant plus important à noter que Lovecraft n'a pas connu de succès de son vivant. C'est sa continuation dans la bouche et sous la plume des autres qui a fait sa renommée.

Lovecraft, comme Tolkien, est devenu un sujet d'étude. Il n'appartient plus à un genre littéraire, à une frange de fans, ou aux quelques milliers de lecteurs de Weird Tales d'il y a un siècle. Il appartient à l'histoire de la fiction et, comme tout sujet d'Histoire, doit venir avec son petit carton d'avertissement. Oui, ses idées sont vieilles, passées, fanées même pour son époque, il était bassement raciste et xénophobe, haïssait les femmes et l'idée d'une relation sexuelle le dégoûtait. C'était un petit garçon terrifié dans un monde trop grand, trop cosmique pour lui. Et il a couché sa névrose sur papier, devenant l'un des auteurs fantastique les plus respectés au monde.

The Dream-Quest of Unknown Kadath, par Ernő Juhász

J'ai parfois entendu parler de "javeliser", voire carrément d'interdire Lovecraft. Et je trouve ça profondément stupide. D'abord parce qu'on ne retouchera jamais les textes, ensuite parce que c'est inutile de toute façon : le racisme n'est en aucune mesure le facteur qui fait aimer Lovecraft, et ses oeuvres dérivés se veulent héritières d'une ambiance toute particulière, de monstres fantomatiques et d'entités cosmiques tentaculaires, d'une terreur quasi-palpable de choses pourtant incompréhensibles et de la petitesse apocalyptique de la nature humaine. Le Mythe de Cthulhu, étendu au fil des générations, n'est pas raciste (demandez à Frank Belknap Long ou à Brian Lumley), il n'a même plus rien de la xénophobie originelle.
Lovecraft est-il raciste ? Oui. Son racisme a-t-il influencé son écriture ? Oui. Mais peut-il encore nuire ? Clairement, non. Les auteurs qui s'en réclament savent, les lecteurs qui l'apprécient aussi, et s'il est parfaitement compréhensible qu'on n'ait pas franchement envie de s'infliger ce type de lecture, personne ne se dit fan de Lovecraft pour autre chose que les récits d'horreur.
Des auteurs aux idéologies dégueulasses, on en a des kilos, et pas moins en France qu'ailleurs (on reparle de Céline ou du caractère profondément miso des Fleurs du mal ?) et si ça fait évidemment tiquer à chaque réédition, il m'apparaît, précisément parce qu'ils ont des idéologies dégueulasses, pertinent et important de les publier. C'est la base même du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury : un livre interdit devient soudain beaucoup plus dangereux, peu importe ce dont il parle.