samedi 18 juin 2016

De l'importance d'une couleur

Je lisais un scan flou et grisâtre d'un épisode de Tarzan par Joe Kubert quand, alors que mon esprit vagabondait entre les cases, j'ai eu l'étrange impression de lire une scène connue, mais que j'avais vue sous une autre couleur.
Evidemment, "scan flou et grisâtre", mais quand j'ai sorti mon gros tome de l'intégrale du monsieur pour vérifier (ce qui me fait penser qu'un omnibus sort en août... je suis tentation...), la page m'a véritablement parue d'une autre couleur. Différence de papier, qualité de l'impression, âge de l'impression au moment du scan, qualité du scan, tout ça créait vraiment deux scènes identiques mais totalement différentes.
Ceci étant, tout ça vient de l'opposition entre un piratage de vieille bédé et une belle réimpression moderne, que se passe-t-il quand deux éditions empruntent vraiment deux voies colorées différentes ? Par un heureux hasard, il se trouve qu'on doit à Dark Horse et à Tarzan ce type de comparaison involontaire... et pas toujours flatteuse : la réédition de 1999, au format digest, des épisodes de Russ Manning sur la série de Gold Key dans les années 60.

Cette collection visait, sur quelques volumes, à réimprimer les adaptations des romans de Burroughs par Manning. Des histoires souvent courtes (compressées la plupart du temps en un unique numéro de 24 pages) et riches en rebondissements dont l'impact visuel devait autant à la frilosité de l'époque qu'aux relatives méconnaissances des artistes et aux techniques d'impressions quadrichromes. Pour faire simple, c'était vibrant, mais c'était aussi un poil n'importe-quoi.

Gold Key

Dark Horse

Dark Horse s'est donc attaché à retravailler ces épisodes d'une manière plus réaliste. Qui plus est, le format plus petit que celui d'origine permettait une impression sur un papier d'excellente qualité, et avec l'étalage complet des couleurs des presses modernes. Là où tout cela devient curieusement intéressant (et énervant), c'est évidemment à la comparaison (c'est un peu ce que je vend depuis le début de ce post). Les coloristes, Jason Hvam et Keith Wood, ne se sont absolument pas basés sur les planches de Gold Key pour travailler leurs palettes (il est même possible que les deux artistes ne les aient tout simplement jamais vues). Le procédé permet une approche fraîche des histoires, et le rééditions fut chaudement accueillie tant par les fans que les néophytes, mais tout n'est donc, disais-je, pas qu'amélioration.

Dans cette catégorie, toutefois, on notera en particulier la couleur de peau de Tarzan, qui s'offre un léger mais logique bronzage, et l'environnement évidemment plus réaliste, avec une jungle bien verte et des cieux bien bleus. On verra aussi quelques changements totalement arbitraires, comme une couleur de cheveux (notamment chez Korak et La) ou de vêtements (la robe rose de Miriam devenue violette, ou les uniformes khaki passant au bleu), et les bulles uniformément blanches là où les couleurs variaient du jaune au vert chez Gold Key. Des détails qui passent totalement inaperçus à la lecture, et c'est bien là toute la qualité de cette recoloration : elle passe parfaitement bien. C'est aussi son plus gros défaut.

Voyez-vous, l'intérêt principal est évidemment de ne pas choquer l'oeil avec une luxuriance rosée, mais en échange, c'est un poil monotone et, sur petit format, ça mange parfois les détails du décor.
Non que la recoloration soit mauvaise, mais elle enlève le côté vibrant de la parution originale, une verve aventureuse qui, tristement, disparaît... Et avec elle, un certain respect du matériau de base. Illustrons, avec un triceratops, une femme singe et une végétation préhistorique (tiré de Tarzan the Terrible, où le seigneur des singes visite Pal-ul-don) :

Gold Key


Dark Horse

Et là, tristement, on tire vers l'erreur pure et simple. Burroughs avait en effet créé pour cette terre perdue un large panel de créatures totalement fantastiques, tirées certes de monstres (pré)existants mais néanmoins totalement imaginaires, que Manning et ses coloristes avaient reproduits le plus fidèlement possible. Le triceratops, par exemple, était bel et bien présenté avec une collerette flamboyante, et si ce changement n'a finalement que peu d'importance vu celle du bestiau dans l'histoire, il en va tout autrement des deux autres figures. Le sauvage au devant du monstre est un Ho-don, espèce néandertalienne décrite comme aussi blanche que Tarzan, et la demoiselle qui accompagne Lord Greystoke est une Waz-don, à fourrure drue et noire (notez que ces deux modèles d'humanoïdes sont munies de queues préhensiles). Dans la version Gold Key, ces disparités, qui sont la source d'une intense rivalité entre les deux espèces, sont reproduites avec un fort contraste. Mais chez Dark Horse, rien. C'est la raison principale qui me fait penser que les originaux n'ont pas été consultés avant recoloration, mais quand bien même, leurs différences sont textuellement évoquées dans le récit. Quoi qu'il en soit, on se retrouve avec un Hu-don à la peau bien plus foncée qu'elle ne devrait l'être, et inversement pour mademoiselle Waz-don... Et semblant de rien, ce dinosaure tout gris éléphantesque me dérange quand même beaucoup : les "gryfs", ainsi que les appellent la population de Pal-ul-don, sont bel et bien décrits comme des triceratops, mais n'en sont pas, et on savait par ailleurs très bien en 1999 qu'un dinosaure n'avait pas la couleur d'un rhinocéros. Ceci pose un autre problème quand intervient le "jato", créature décrite par Burroughs comme un croisement entre un tigre et un lion, avec les rayures de l'un et la crinière de l'autre. Dans la version Dark Horse, les rayures passent purement et simplement à la trappe, exactement à la manière des vêtement de Jane, souvent des peaux de léopard chez Gold Key et qui deviennent inidentifiablement brunes et unies chez Dark Horse.

Ce qui est d'autant plus désolant, c'est que lors de leurs réimpressions du run de Joe Kubert (publié dans les années 70 chez DC Comics) cinq ans plus tard, les coloristes de chez Dark Horse se reporteront aux teintes d'origine, offrant à la réédition un "simple" coup de polish et une impression d'excellente qualité, rendant réellement justice au travail d'origine.
Evidemment, la majeure partie des détails que je cite ici n'auront d'importance que pour ceux qui savent et/ou qui s'amusent à faire la comparaison, car là est tout l'enjeu : qui possède encore les originaux de ces aventures ? En vérité, cette réédition est juste adaptée à la vision moins romanesque et plus réaliste d'un public trente ans plus jeune, et sans doute l'oeuvre de coloristes plus habitués à travailler sur du super-héros de la fin des années 90 que sur du pulp en slip à fourrure des sixties.
Mais.
Je l'ai dit plus haut, je ne trouve pas la coloration mauvaise en soi, mais elle me turlupine. Et elle me turlupine bien au delà de ma connaissance des bédés d'origine. Si justement il n'était question que d'erreurs pour fans aguerris, je ne me serais pas fendu d'un article. Non, cette version digest souffre aussi d'un gros soucis de lisibilité, soucis dont on ne se rend réellement compte qu'à la comparaison mais qui est bel et bien présent. Evidemment, le trait de Manning est toujours aussi expressif et la qualité de l'impression affine grandement le dessin (que les méthodes des années 60 avaient tendance à rendre un peu flou), mais la nouvelle palette manque de feu et de contrastes. Elle est terne et sombre, le panel de couleur est moins large et il manque clairement quelque chose, mais, surtout, le petit format aurait vraiment gagné en lisibilité avec une palette plus large... Comme celle qu'aurait proposée une simple mise à jour des couleurs d'origine, par exemple.
C'est en se faisant ce genre de remarque qu'on creuse un peu et qu'on trouve plein de petits soucis qui n'ont l'air de rien mais qui deviennent vite très importants, et qu'on fait la différence entre un simple scan flou qui change à demi sa perception d'une bédé qu'on connait bien, et un réel défaut de coloration.

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