mardi 7 juin 2016

Storytelling avec... Frank Quitely

J'ai répété à plusieurs reprises ne pas aimer le run de Grant Morrison sur New X-Men. J'ai répété au moins aussi souvent que le trait de son compère Frank Quitely me déplaisait, mais qu'il avait une science incroyable du découpage. Ses cinq premières pages de l'épisode 138 étaient de ma liste des 100 trucs, et sont assurément de mes favorites de l'histoire de la bédé.
Quitely est un dessinateur de la "génération cinématographique", des artistes aux tendances scope qu'on attribue pour beaucoup au passage de Warren Ellis (et de Bryan Hitch) sur The Authority. Toutefois, malgré les efforts de leurs auteurs à les faire passer pour des blockbusters hollywoodiens post-Matrix, les codes bédéastes n'en restent pas moins radicalement différent. Leur seul point commun serait en fait de combiner mots et images pour faire avancer une histoire. Le cinéma opère dans le temps en mouvement, alors que la bande dessinée est une montre arrêtée. Avoir une bédé au format scope revient ainsi peu ou prou à coller les images d'une pellicule côte à côte, lui permettant de se fendre d'un cadrage typiquement cinématographique hyper-dynamique et d'une narration ultra-découpée qu'on pourra vite assimiler à du storyboarding.
Parfois, c'est d'ailleurs juste ça, et ça ne va honnêtement pas bien loin. C'est même souvent très chiant, trop décompressé, trop prévisible aussi, et surtout assez plat à lire, de part l'unité des cases. Alors entrent en scènes des dynamiteurs de génie.
Mesdames et messieurs, Frank Quitely :


Qu'on soit clair dès le début de cette petite analyse : ces pages sont un petit chef-d'oeuvre de narration qui mériteraient un polyptyque sous cadre de verre (ou, en tout cas, d'être montrées dans toutes les écoles de bédé). Il y a plus de cohérence, de dynamisme et de qualité de composition dans le découpage de ces cinq planches que dans les six heures de montage épileptique de la trilogie Bourne. Si je mangeais en lisant, j'en ferais tomber mon pop-corn sur ma bédé.
Pris dans l'action à peine la couverture tournée, j'ai encore du mal quinze ans après sa publication à croire que tout ça ne bouge pas, que les pneus ne crissent pas et que le vent ne souffle pas dans les poils du Fauve (qui, en passant, gagne ici ses lettres de noblesse féline). Quitely nous offre le full action package en mouvement constant dont rêvent les Michael Bays du dimanche, en quelques frames clés, et par ailleurs sans cet effet de flou qui bouffait un bon paquet de colorisations dans les comics post-2000 photoshopés. Il crée son dynamisme en jouant avec des effets très graphiques, tordant les décors et les personnages pour créer ses lignes de vitesses. L'impulsion est donnée par la chevelure du Fauve, sa bave, le feuillage des arbres, les phares de la voiture, les flammes, les bris de glace, l'optic blast... Tout bouge, horizontalement, dans le sens naturel de lecture. Et le regard suit, à 100 à l'heure, jusqu'au milieu de la page 4 où, soudain, le plan se fige, la voiture freine, et le mouvement se fait en sens inverse, de droite à gauche, stoppant l'action aussi efficacement qu'il la suivait.
C'est parfaitement clair, on sait toujours se placer spatialement et temporellement, et pourtant, on lit ça en passant à peine quelques dixièmes de secondes sur chaque case. La raison est à aller chercher dans le cadré autant que dans le cadrant. Non seulement Quitely joue à merveille des outils typiques de la bande dessinée de mouvement, mais il guide aussi et surtout le regard de manière totalement inconsciente à travers la forme même des cases. Plus que le découpage en lui-même, c'est bien la composition de chaque page qui crée le rythme de lecture. De grands rectangles horizontaux encadrés de bandes noires (cinémascope, on a dit), dont les dimensions et positions variables créent un effet d'accordéon (voyez comme elles se décalent sur la droite en bas de la page 3, au moment où la poursuite est à son climax) qui amplifie encore l'impression de mouvement en l'accompagnant physiquement (la hauteur même des cases change le focus entre gros plans et plans larges). Se crée une illusion de chorégraphie millimétrée, comme au cinéma, aux cadrages parfaitement pensés et que l'absence totale de bulles ou d'onomatopées rend d'autant plus réelle. Et pour freiner tout ça, deux grands carrés (ou presque) et des rectangles parfaitement égaux et alignés. Les cases ne bougent plus, le mouvement disparaît, on revient à une bande dessinée plus classique : de multiples points de vue du même endroit, au même moment. Les yeux cessent de voyager, le fuyard reprend son souffle, nous aussi. On peut maintenant lire les bulles.

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